« Les ingénieurs qui lisent les bilans » : Savoirs techniques et gestionnaires au prisme de la comptabilité industrielle (1850-1950)
3 avril 201715 octobre 2017
Page des Cahiers d'histoire du Cnam et accès aux anciens numéros en accès libre.
Envoyer aux coordinateurs du numéro (marco.bertilorenzi@unipd.it ; ferruccio.ricciardi@cnam.fr), une proposition d’article d’une page pour le 15 octobre 2017.
Calendrier
Les auteurs sont informés des propositions retenues à la fin d'octobre 2017.
Les articles complets sont à renvoyer pour le 15 décembre 2017 (article de synthèse – 25 000 à 45000 signes, ou article long – 45 000 à 75 000 signes).
La publication du dossier est prévue pour 2018.
Appel à contribution pour les Cahiers d’histoire du Cnam : dossier thématique à paraître pour le volume 2018/2.
Coordonné par Marco Bertilorenzi (DISSGEA, Université de Padoue) et Ferruccio Ricciardi (CNRS, Lise-Cnam).
Argumentaire
Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, dans une économie industrielle en pleine évolution, les missions des ingénieurs (notamment dans des secteurs comme la sidérurgie ou l’industrie minière) s’orientent de plus en plus vers la rationalisation du processus productif au niveau des approvisionnements, dans l’écoulement des produits et dans la mobilisation du capital humain. Ce n’est pas un hasard si, au tournant du XXe siècle, ce sont deux ingénieurs, Frederick Winslow Taylor et Henri Fayol, qui forgent le cœur conceptuel de la nouvelle « science de l’organisation » : la gestion des hommes s’inscrit en parallèle à la gestion des ressources, en alliant la capacité d’administrer les affaires courantes à la capacité de faire des prévisions et d’agir par anticipation. Ces nouveaux savoirs gestionnaires – encore flous et peu formalisés –, sont équipés de techniques et d’outils : courbes de Gantt, fiches de description des postes de travail, organigrammes, etc. Parmi ces outils, la comptabilité industrielle tient une place fondamentale du fait de sa capacité à servir à la fois le pilotage de l’entreprise et la gestion du personnel. Les besoins organisationnels de la grande entreprise vont main dans la main avec la nécessité de connaître et maîtriser les coûts, en sachant les anticiper, et contribuer, de cette façon, à la programmation de la production et des investissements. Les ingénieurs, en France comme à l’étranger, deviennent ainsi des figures centrales accompagnant la transformation gestionnaire des entreprises. Ce numéro des Cahiers d’Histoire du Cnam vise à recueillir des contributions portant sur les liens entre ingénieurs et comptabilité industrielle dans la phase de développement de la grande entreprise industrielle (années 1850-1950).
Plusieurs études ont désormais montré dans quelle mesure était pessimiste, voire erroné, le constat de l’historien Sidney Pollard selon lequel les prodromes de la « comptabilité de gestion » (management accounting) se situeraient au début du XXe siècle, lorsque commencent à se diffuser les principes de l’organisation scientifique du travail. En effet, les premières formes de comptabilité des coûts apparaissent avant le milieu du XIXe siècle au Royaume-Uni, en France et dans d’autres pays industrialisés. En témoignent l’analyse des pratiques comptables développées dans certains ateliers de production (notamment dans les secteurs de la métallurgie et des mines), alors même qu’on retrouve des éléments systématisés de réflexion – dans des manuels et traités spécialisés – au cours des décennies suivantes. Des auteurs comme les français Adolphe Guibault et Eugène Léauthey ou les britanniques Emile Garke et Jan M. Fells, par exemple, deviennent rapidement des « classiques » en la matière. Leurs ouvrages (et parfois même les traductions respectives) circulent dans les milieux des techniciens de la production. Ces derniers s’emparent des techniques d’analyse des coûts car ils recouvrent des enjeux à la fois organisationnels et professionnels.
Mesurer « combien ça coûte » revient en effet à évaluer comment chaque unité productive (ce qu’on appelle aujourd’hui « centres de coût ») contribue à la formation du coût de production et permet aussi d’exercer un contrôle majeur sur les hommes qui en sont responsables. Dans la nouvelle corporate economy qui s’affirme entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, où on assiste au développement du modèle de la grande entreprise, à son intégration verticale et horizontale et à la diffusion capillaire des méthodes d’innovation technologique, les ingénieurs commencent progressivement à dépasser leur simple tâche technique. Ils intègrent les bureaux de méthodes, spécialisés dans le calcul des coûts, et portent leur attention sur la dimension économique des coûts, en soulignant par exemple l’importance d’une proportion correcte entre frais de maintenance et valeur des machines ou la nécessité d’une répartition adéquate des frais généraux.
Apparaissent alors des éléments d’un conflit potentiel entre comptables et ingénieurs, le monopole du contrôle des coûts étant au cœur d’une « bataille juridictionnelle » au sein non seulement des entreprises, mais aussi du champ professionnel de la gestion qui est alors en train de se constituer. La maîtrise des détails techniques entre dans les enjeux liés à la création de la valeur et au contrôle des coûts en même temps que des nouvelles opportunités techniques sont ouvertes par l’organisation de l’innovation dans la grande entreprise. De cette appropriation du prix de revient par les ingénieurs découle l’inscription de la comptabilité industrielle parmi les outils privilégiés d’une gestion rationnelle des entreprises ainsi que la reconfiguration des fonctions mêmes de l’ingénieur au sein de celles-ci (et plus largement dans l’espace du conseil à l’entreprise). Ce phénomène apparemment marginal soulève plusieurs questions auxquelles l’histoire des techniques et des entreprises n’a su répondre que partiellement, et que ce dossier envisage d’approfondir à travers aussi bien des études empiriques originales que des études critiques sur la littérature managériale disponible.
Nous souhaitons mettre en avant des contributions qui viseraient à répondre à ces questions (liste non exhaustive) pour la période concernée, à savoir entre les années 1850 et 1950 :
- Comment la rationalité technique des ingénieurs alimente-t-elle et façonne-t-elle la rationalité gestionnaire des administrateurs ?
- Quelle est la place de la comptabilité industrielle dans la formation des ingénieurs et techniciens voués à la gestion des affaires d’entreprise ? A partir de quand et dans quels types de formations (écoles généralistes, formations complémentaires, etc.) la comptabilité industrielle est-elle enseignée ?
- Est-ce que le Cnam a joué un rôle particulier dans la genèse et la légitimation des savoirs comptables de l’ingénieur ?
- Comment les traditions comptables « nationales » influent-elles sur l’appréhension et le développement des techniques d’analyse des coûts ? Peut-on à cet égard esquisser des éléments de comparaison internationale ?
- Quels sont les effets de circulation et d’hybridation de savoirs et techniques entre domaines, branches et aussi territoires ?
- Comment le processus d’innovation technique a-t-il influé sur le processus d’approbation de la rationalité gestionnaire ? Avec quel processus de légitimation ?
- Comment les techniques de contrôle des coûts participent-elles à la reconfiguration des enjeux professionnels et organisationnels au sein des entreprises ? Comment l’ingénieur-technicien s’est-il mué en organisateur-dirigeant en s’appuyant sur la maîtrise des coûts ?
- Comment, en bref, les ingénieurs parviennent-ils à modifier le champ professionnel pour développer de véritables compétences gestionnaires qui deviendront par la suite des éléments constitutifs d’un socle cognitif commun, celui des managers ?
Bibliographie de référence :
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Bensadon D., Praquin N., Touchelay B. (dir.) (2016), Dictionnaire historique de comptabilité des entreprises, Lilles, Presses universitaires de Septentrion.
Bertilorenzi M., Passaqui J.-P., Garçon A.-F. (dir.) (2016), Entre technique et gestion. Une histoire des « Ingénieurs civils des mines » (XIXe-XXe siècles), Paris, Presses des Mines.
Burlaud A., Simon C.J. (2013), Le contrôle de gestion, Paris, La Découverte.
Fleishman R.K., Tyson T.N. (1993), « Cost accounting during the industrial revolution: the present state of historical knowledge », Economic history review, vol. XLVI, n° 3, pp. 503-517.
Kaplan R.S., Johnson H.T. (1987), Relevance Lost. The Rise and Fall of Management Accounting, Boston, Harvard Business School Press.
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Lefebvre P. (2003), L’invention de la grande entreprise. Travail, hiérarchie, marché. France, fin XVIIIe-début XXe siècle, Paris, PUF.
Loft A. (1986), « Towards a critical understanding of accounting: the case of cost accounting in the UK, 1914-1925 », Accounting, Organization & Society, vol. 11, n° 2, pp. 137-169.
McKenna C.D. (2006), The World’s Newest Profession. Management Consulting in the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press.
Miller P., Hopper T., Lauglin R. (1991), « The new accounting history: an introduction », Accounting, Organization & Society, vol. 16, n° 5/6, pp. 395-493.
Pezet A. (2009), « The history of the French Tableau de bord (1885-1975): evidence from the archives », Accounting, Business & Financial History, vol. 19, n° 2, pp. 103-125.
Pollard S. (1965), The Genesis of Modern Management. A Study of Industrial Revolution in Great Britain, Cambridge, Harvard University Press.
Zimnovitch H. (1996), « L’émergence des coûts standard aux Etats-Unis : 1830-1930. Pourquoi ? Quel enseignement pour la France ? », Entreprise et Histoire, n° 13, pp. 27-52.
3 avril 201715 octobre 2017
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